A.M.CASSANDRE PAR ROLAND MOURON
A.M.C. TRAGEDIE GRAPHIQUE - ACTE 3 (1939-1968)
RETOUR SUR SCENE
Le 3 septembre 1939, comme des millions de Français, Cassandre est appelé sous les drapeaux. Incorporé en tant que chauffeur, il sert loin du front et termine sa guerre dès que la France du Maréchal Pétain dépose les armes devant
l’envahisseur allemand. A l’automne 1940, de retour à Paris, il trouve la capitale bien changée. Les réclames publicitaires partagent désormais l’affiche avec les slogans propagandistes de l’occupant et les uniformes vert de gris emplissent les terrasses des cafés. Paris vit à l’heure allemande. Sans travail et sans le sou, avec pour tout viatique en poche son précieux carnet d’adresses, il doit repartir de zéro. Par chance, le gouvernement de Vichy entreprend un gigantesque projet destiné à rendre à la France vaincue sa place sur le nouvel échiquier européen.
Le 31 mai 1941, l’Exposition de la France Européenne ouvre ses portes en grande pompe. 600 000 visiteurs vont y entrevoir l’avenir radieux du pays dans la grande oeuvre européenne du III ème Reich. A l’honneur, l’industrie du luxe à la française dont Cassandre est chargé de scénographier le stand de la haute couture. Simple cheville ouvrière de ce projet de propagande, il trouve néanmoins l’occasion de se distinguer. En proposant une présentation dont l’influence de la plus shocking des couturières de l’époque, l’italienne Elsa Schiaparelli n’est pas exempte, les mains blanches et les colombes qu’il installe sur les mannequins, étonnent par son empreinte surréaliste.
Très vite, la maison de couture Lucien Lelong dont les clientes ne sont autres que Michèle Morgan, Greta Garbo ou encore Colette lui propose une collaboration. Et c’est à l’occasion du défilé du grand couturier à Lyon quelques mois plus tard, qu’il rencontre Nadine Robinson dont il va partager la vie et qui deviendra sa deuxième épouse.
En novembre 1942, la prestigieuse galerie Drouin, lui ouvre ses portes. Pour Cassandre, l’opportunité est un vrai défi, d’autant que sa production n’est pas à la hauteur des exigences qu’il s’est fixé. Les toiles présentées le soir du
vernissage rencontrent toutefois un certain succès d’estime mais elles manquent cruellement de fond. Seule une pièce se détache: un portrait en pied de Mademoiselle Chanel.
Pour le reste, il se fait étriller par la critique. Cassandre prend alors conscience qu’il s’est engagé dans une voie sans issue. Jamais, la peinture ne lui permettra d’assurer sa subsistance, ni d’atteindre les sommets ou ses talents de graphiste l’avaient porté.
Portrait Coco Chanel
Pourtant, dans ce Paris où flotte le drapeau nazi, la vie culturelle continue. Paradoxe de la guerre, jamais les Français n’ont lu autant de livres, n’ont autant fréquenté les musées, ne sont autant allés au cinéma ou au théâtre. Saisissant l’air du temps, Cassandre abandonne momentanément la peinture pour s’orienter vers la création de décors de théâtre. Il perfectionne alors la technique utilisée pour l’affiche du Normandie : la « sur-proportion » en jouant sur les rapports d’échelle entre le décor et le comédien de manière à propulser ce dernier vers le public. « Au théâtre cette sur-proportion de l’acteur est accrue par sa réalité plastique opposée à la figuration virtuelle d’un espace, figuration qui fait du spectateur un complice. Et cette complicité est indispensable à l’acteur » L’innovation est si renversante, qu’elle enthousiasme instantanément l’Opéra de Paris.
Avec la même exigence et la même rigueur qu’autrefois, il signe le décor du Chevalier et la damoiselle un ballet de Serge Lifar. Et plutôt que d’inscrire le spectacle au Moyen-Âge conformément à l’esprit de la pièce, il mêle compositions symétriques et inspirations tirées des primitifs de la fin du XIVème. Sa contribution à la création de Jean-François Noël, Le survivant lui donne aussi l’occasion de révéler son goût pour le faste dramatique. La somptuosité des costumes qu’il conçoit suscite d’emblée l’admiration. Mais c’est en 1947, que Cassandre affirme son talent de peintrearchitecte. Suivant la technique traditionnelle du décor baroque, il invente pour Les mirages de Serge Lifar un palais des songes, construit en suivant une perspective linéaire à laquelle le modèle en camaïeu laisse à la lumière des projecteurs apporter son mystère. A l’aube, le palais disparaît lentement pour laisser place à un paysage crayeux brûlé de soleil, où le personnage principal retrouve, pour ne plus la quitter, son ombre, sur le martèlement des cuivres de la musique de Sauguet.
Après l’Opéra de Paris, la Comédie des Champs-Élysées et l’Opéra de Monte-Carlo vont emboîter le pas. Auréolé de succès, Cassandre semble avoir trouvé un terrain d’expression à sa mesure, mais il n’en est rien. Son envie d’exister à travers la peinture est resté intact. Alors que Paris est libéré et que la reconstruction se met en place, partout le
pivotement des grues emplit l’air de grincements annonciateurs de temps nouveaux. Il écrit : « Aujourd’hui, ma peinture ne me nourrit plus ; d’autant moins que depuis que nous sommes libres il faut être cubiste ou communiste pour connaître les faveurs de ces messieurs de la rue de la Boétie. Ma petite peinture désuète en est bien loin ! J’ai donc été obligé de reprendre le collier des besognes plus lucratives en essayant de limiter le plus possible les dégâts. »
Le Chevalier et la Demoiselle, 1941
Quand soudain, en 1946, une commande de la maison Hermès vient tout bousculer. La brochure de prestige qu’il conçoit pour la promotion des parfums de l’enseigne est un nouveau succès. D’autres collaborations avec le célèbre sellier vont suivre, comme le carré de soie Perspective. Très vite, la mise en abîme de douze colonnes sur fond de ciel nuageux vient égayer avec nonchalance le cou des riches dames du monde entier.
Mais c’est avec la construction du théâtre à l’italienne en plein air du Festival d’Aix-en-Provence et la création des décors et costumes du Don Giovanni de Mozart mis à l’honneur lors de son inauguration que Cassandre remporte un succès magistral qui dépasse largement les frontières de l’Hexagone. De nouveau à l’apogée de sa pratique, l’ensemble de son oeuvre est célébré lors de la grande exposition de 1950 au Musée des Arts Décoratifs. Rasséréné, l’artiste se sent prêt à relever un nouveau défi : mettre en scène les Tragédies de Racine. Son éternel besoin de renouvellement ne l’a pas quitté. Pour le meilleur comme pour le pire.
Don Giovanni 1949
Hermes, Persoectives 1946
CASSANDRE RATTRAPÉ PAR CASSANDRE
En 1959, alors que la France entre dans la période bénie des 30 glorieuses, Cassandre s’affranchit de l’air du temps et choisit d’inscrire la pièce dans le siècle de Louis XIV. Une erreur qui va lui coûter cher : l’accueil de la critique est unanimement désastreux et met un point final à sa carrière au théâtre. Ces quinze années passées dans le monde du spectacle l’ont miné. Son perfectionnisme maniaque, l’abus d’amphétamines, les nuits sans sommeil l’ont laissé exsangue et son second divorce le plongent de nouveau dans les abîmes de la dépression. « La fiction racinienne qui m’a fait vivre dans un autre monde ces trois derniers mois, une fois rompue et confiée aux tiroirs, je me retrouve aujourd’hui comme un idiot s’entêtant à subsister dans un monde qui ne me concerne plus. »
Mais tel le phénix qui renaît de ses cendres, deux ans plus tard, Cassandre est au seuil d’un nouvel engouement : la pochette de disque. La multiplication des microsillons et la généralisation du tourne-disque dans les foyers lui redonne le goût du graphisme. Il invente alors pour Pathé et la Voix de son Maître une série de visuels pour le répertoire classique d’une rare élégance, mais qui hélas ne coïncident plus avec les attentes du public. La France du début des années 60 est à mille lieux des années où son flair avait su le propulser parmi les plus grands. Cassandre s’éloigne alors du tumulte parisien pour se retirer définitivement à la campagne.
« J’ai toute ma vie été sollicité par deux dispositions innées : un besoin de perfection formelle qui m’imposait une oeuvre d’artisan conscient de ses devoirs comme de ses limites, et une soif ardente de lyrisme désireux de se libérer – Impulsions contradictoires et difficilement conciliables de nos jours… » Il s’y invente une nouvelle vie et tente d’y prendre racine, en vain. Bientôt, l’argent vient à manquer. Sa neurasthénie ne cesse de s’aggraver, mais l’homme n’a pas pour autant perdu de son éthique. Il écrit : « L’oeuvre d’art fut toujours pour moi une projection vers l’avenir, une force contenue qui se libérait, un acte, non une contemplation. »
UN LOGO POUR L'HISTOIRE
C’est alors que Pierre Bergé le pygmalion du jeune couturier Yves-Saint-Laurent lui confie la création du logo de la maison de mode qu’il vient de fonder. Enfermé dans son atelier, Cassandre imagine un sigle à la fois sobre et moderne. Il ne fera qu’une proposition : celle du monogramme mythique des trois initiales entrelacées.
Mais sa carrière est déjà derrière lui. Sa dernière invention typographique : le Cassandre, son caractère éponyme, se solde par un désastre. Prétextant un probable échec commercial, les fondeurs lui refusent tout net la commercialisation. Sans le sou, affaibli tant au plan physique que moral, en manque de reconnaissance, l’heure est venue pour lui de signer son dernier tableau. Lucide, il écrit : « Comme la mort à y regarder de près est le vrai but final de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme, que son image non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais m’est très apaisante, très consolante… »
A l’été 1966, une première tentative de suicide le laisse sans force. La seconde, préparée par minutie, jour pour jour deux ans plus tard, porte ses fruits. Le 17 juin 1968, alors que la France est aux prises avec un mouvement de contestation sans précédent, Cassandre se donne la mort. Devant sa dépouille sans vie, l’un de ses proches avoue : « …Dans un appartement brillant de propreté, notre ami vêtu avec grand soin était étendu dans une position de repos absolu, une main sur le coeur, les pieds croisés, les plis de l’oreiller faisant une étoile autour de sa tête. » Perfectionniste jusqu'au bout...
EPILOGUE
Cassandre laisse derrière lui plus d'une centaine d’images iconiques, qui ont jeté les bases de la communication visuelle appliquée a la publicité... Des centaines de graphistes, stylistes, peintres, designers, de par le monde s’inspirent encore aujourd’hui de son héritage. Génial inventeur, Cassandre n’a eu de cesse de se réinventer. Talonné par un perfectionnisme insatiable, son désir d’absolu l’a conduit à se dépasser tout en le menant à sa perte. Mais fortes de vouloir s’adresser au plus grand nombre, ses créations, restées dans la mémoire collective, lui ont survécu.
Son ami affichiste Savignac qui a travaillé à ses côtés, rend hommage à cet esprit curieux, inventif et volontaire :
« Cassandre est un homme qui s’est tué à faire le métier des autres. Il ne supportait pas qu’on n’aille pas jusqu’au bout de ses possibilités. Les êtres et les choses devaient rendre le maximum. Lui le faisait. Il attendait la pareille des autres. L’inachevé, l’inexploité le rendait malade. C’est pour ne plus entendre. ‘Ce que vous demandez est impossible…’ qu’il a tout appris des métiers exercés. Et quand il avait apporté la preuve matérielle que ce qu’il réclamait était réalisable, il ne triomphait pas. Il était content, parce que cela servait l’oeuvre qu’il avait entreprise. Peu d’hommes ont sans doute été aussi rigoureux que lui. »
NOTES
De trop rares expositions, Musée des Arts Décoratifs-1950, Seibu à Tokyo-1984, Suntory-1995, BnF-2005, ont exprimé le foisonnement de l'œuvre d'A.M.Cassandre. De rares monographies, "CASSANDRE" d'Henri Mouron et "CASSANDRE" d'Alain Weill, consacrées à l'artiste, ont partagé la richesse de ses créations.
Il paraît indispensable de réaliser des évènements sur l'histoire de cet artiste au regard de son impact, encore aujourd'hui, sur le monde de la publicité, du théâtre ou de la Typographie. Cet Artiste, au goût extrême pour la perfection, a consacré toute sa vie à son art, avec une ligne artistique "sans concession". Mais Cassandre restera, sa vie durant, tiraillé entre son désir de reconnaissance artistique auprès d'un large public et son désir caché de s'exprimer à travers un soi-disant "art majeur": la peinture.
Face à l'incapacité "physique" de pouvoir encore s'exprimer artistiquement à la fin de sa vie, cette soif de perfection le conduit inexorablement au suicide. Certes, il laissera entre-temps une trace « singulière » d'œuvres qui font référence dans de nombreux domaines.
Je rends hommage à mon père, Henri Mouron, fils et premier biographe d'A.M.Cassandre, qui à rendu possible la découverte de mon Grand-Père, grâce à son livre "CASSANDRE", dédié à l'oeuvre de son père. Enfin, j'adresse également mes remerciements au Musée Suntory, à la BnF, et à Monsieur Ruki Matsumoto - son plus fervent admirateur, et plus particulièrement à Monsieur Alain Weill pour son amitié indéfectible et la talentueuse Monographie "CASSANDRE", dont il est l'auteur. Mes remerciements vont également à Madame Béatrice Saalburg et Madame Sylvia Colle-Lorant pour leur fidèle engagement à faire découvrir l'œuvre de ce créateur célèbre et méconnu.
© ROLAND MOURON - AM.CASSANDRE