A.M.CASSANDRE PAR HENRI MOURON Schirmer Mosel Production
CHAPITRE 3 : LE DÉSENCHANTEMENT
Évoquant en 1958 l’énorme diffusion de la musique par le disque microsillon, François Michel écrit :
« … Il reste que, si la chose a été possible, c’est avant tout grâce au besoin le plus développé de l’homme moderne : la consommation, lequel besoin se soucie bien plus d’être satisfait en lui-même que d’aider à un nouvel humanisme. »
Ces lignes ont été soulignées nerveusement par Cassandre dans l’exemplaire de l’Encyclopédie de la Musique qu’il m’a légué (81).
On ne peut préciser la date exacte du texte suivant de Cassandre; on sait seulement qu’il est de l’année 1937 :
« Née de l’invention d’un procédé de reproduction, la lithographie, l’affiche telle que nous l’entendons aujourd’hui n’aura sans doute qu’une vie éphémère, condamnée par l’invention d’un nouveau procédé, d’un autre moyen de diffuser l’image. Mais si sa forme actuelle est provisoire, son esprit qui est vieux comme les rues n’est pas près de mourir. Il semble même qu’il s’impose de plus en plus dans les manifestations de notre vie sociale, dont l’exhibitionnisme paraît être l’impératif essentiel. »
« Est-ce la psychose de la Publicité chaque jour plus envahissante, ou simplement la conséquence de cette tyrannique Loi moderne de Vitesse et d’Économie ? »
« Toujours est-il que les actes de l’homme d’aujourd’hui, s’il ne « font pas toujours affiche », participent de plus en plus de son esthétique ou de sa mécanique. La robe que porte sa femme n’est plus une subtile combinaison de chiffons imaginée par elle, mais une affiche portant la marque d’un grand couturier ; le salon qu’il fait installer par un décorateur à la mode n’est plus une pièce ou il aimera vivre, mais une affiche d’abord destinée à épater ses amis ; le tableau accroché sur son mur n’est qu’une affiche destinée, non à sa délectation, mais à faire monter le cours de son « standing » (pardon Monsieur Etiemble !). le « style télégraphique » cher aux affichistes d’aujourd’hui, prévaut partout : on a remplacé la correspondance par le coup de fil, le discours par le slogan, la barcarolle par le swing et le cinématographe par le ciné … »
« L’homme d’aujourd’hui est pressé, pressé d’arriver où ? On se le demande, mais c’est un fait, il est pressé, pressé et impatient. Il n’a pas le temps de couper les cheveux en quatre. Il admire la brièveté, l’esquisse, la ligne droite, préfère la violence à la force, le cri à la conversation, le coup d’édredon à l’amour et le Coca-Cola au Château-Margaux. C’est pourquoi il aime l’affiche et pourquoi elle sera peut-être sa plus fidèle expression.
« Si le Quattrocento fut par excellence le siècle du peintre, le nôtre sera sans doute celui de l’homme-sandwich. »
(A.M.Cassandre. L’âge de l’affiche. (1937).
Ce chapitre doit en partie son titre au sentiment que l’on ne peut manquer d’éprouver en comparant le ton de ce texte à celui des précédents. Il y a comme une brisure entre eux, et l’inquiétude qui se lisait entre les lignes des deux autres devient ici certitude exprimée dans un langage aux accents goguenards mais aussi sarcastiques d’où l’amertume n’est pas absente. On imagine mal comment, en face de cette nouvelle perception du phénomène, il puisse encore trouver les moyens de s’y donner aussi totalement qu’il sut le faire dans la décade précédente. Cette fois c’est claire : il a mesuré que la publicité n’est pas seulement soumise à un économisme implacable mais étroitement liée à certains aspects de l’homme moderne, dont il a pris conscience et qu’il situe dans la dérision. Dans ces conditions, comment poursuivre l’œuvre commencée qu’il ne concevait que dans l’engagement de toute la personne ?
L’expérience qu’il tente aux États-Unis n’est qu’un demi-succès. Certes les couvertures de Harper’s Bazaar sortent régulièrement à la cadence d’une par mois et qu’elles sont admirées (82). Certes aussi la Container Corporation of America lui commande une série d’annonces mensuelles en noir et blanc qu’il traite brillamment, mais les affiches « marchent » mal, et les agences pour lesquelles il travaille, la N.Y. Ayer & Son et la Young Rubicam, constatent que les résultats commerciaux n’en sont pas bons, ce qui, surtout en Amérique, ne pardonne pas.
Il a pourtant trouvé en mars 1937, dans les pages de la revue Fortune qui lui consacre aussi un article élogieux (83), des cimaises pour exposer quatre affiches composées sur des thèmes fictifs, projets qui ne connaîtront jamais d’autre édition.
Mais rien n’y fait : pour la première fois sa conception grandiose de l’affiche ne rencontre qu’un discret succès d’estime.
Ce qui lui sembla si évident dans l’Europe des années précédentes ne l’est-il plus, du moins en Amérique ?
Il y a là de quoi réfléchir !
Cependant il ne semble pas qu’il faille pour autant attribuer le désenchantement qu’il a commencé de vivre à ce qui n’est encore que l’apparence d’un échec. Par ailleurs, l’existence qu’il mène à New-York n’est pas sans compensations : il est admiré par tout ce que le pays compte d’amateurs éclairés. Il tient une place d’honneur dans la Tour de Babel artistique new-yorkaise, il côtoie Chirico, Dali, Boutet de Monvel, Herbert Bayer, Georges Lepape, Vertès, Erickson, Raymond Loewy, Jacno et bien d’autres artistes attirés par le mirage américain (84).
Mais cette vie brillante et sans doute un peu superficielle ne le détourne pas de sa réflexion, une réflexion qui s’oriente de plus en plus vers la peinture de chevalet.
Sa rencontre avec celle de Balthus, en 1935, a-t-elle provoqué le déclic qui a donné le départ à cette évolution ? Lui a-t-elle révélé qu’un jeune artiste, Balthus n’avait pas alors encore trente ans, peut puiser dans l’authenticité de son inspiration les forces nécessaires à l’accomplissement même héroïque d’une œuvre qui, loin de s’inscrire dans le tourbillon de la vie moderne, prend sa source dans les profondeurs de son rêve intérieur, lui a-t-elle appris qu’en définitive l’obéissance à la nécessité métaphysique de cet accomplissement est aussi fondée, sinon plus, que l’attitude intellectuelle, la sienne depuis une quinzaine d’années, qui consiste à contraindre son éthique et son esthétique dans des limites lui imposant de naviguer tant bien que mal au plus près de la réalité socio-économique quotidienne ?
Il n’est pas impossible que la révélation de Balthus, de sa peinture mais aussi du personnage hors du commun, ait exercé sur Cassandre une fascination à valeur d’exemple.
Toujours est-il que durant son second hiver new-yorkais (1937-1938) il emploie tout son temps, et il en a, à peindre dans la chambre d’hôtel de la 59ème rue qui lui sert d’atelier, des natures mortes figuratives qui sont loin de le satisfaire et qu’il détruit les unes après les autres. Mais, sans le décourager, ce combat quotidien fortifie en lui la certitude que le moment est venu d’accomplir sa vocation première, dont la publicité l’a provisoirement détourné.
Son aspect « télégraphique » ne peut plus lui suffire et, lentement, ce n’est pas la publicité qui s’éloigne de lui mais lui qui s’éloigne de son esprit.
En février, il quitte définitivement New-York, sans amertume pour les résultats négatifs de l’expérience qui,
si elle ne lui a pas apporté le succès public, l’a cependant diverti et surtout lui a permis de prendre le recul nécessaire à sa réflexion d’artiste.
Dès son retour en France, il quitte sa maison de Versailles pour un appartement quai Voltaire, en face du Louvre, et un atelier rue Guynemer, dominant les jardins du Luxembourg. C’est de cette époque que datent la suite des annonces pour la Container Corporation of America et surtout celle, plus importante des couvertures pour Harper’s Bazaar, dont le début de la guerre de 1940 interrompra le cours. Il crée encore quelques affiches, mais c’est surtout la peinture qui l’occupe, des natures mortes et un grand portrait de ma mère (85).
Il subit alors, plus que jamais, l’ascendant de Balthus à qui il commande le paysage de Larchant qui sera terminé durant l’été 1939. c’est aussi le début de son amitié pour le Docteur René Sauvage, beau-frère de Lola Saalburg (86).
Les deux premières années de cette courte mais déterminante période ont été sur le plan intime particulièrement difficile à vivre. Mettant enfin un terme à une intolérable mésentente conjugale, il quitte sa première femme en février 1939.
À la déclaration des hostilités, il demande sa mobilisation et est engagé comme « canonnier » au fort de Domont ou il connaît l’oisiveté de « la drôle de guerre » (87). Il est, durant l’hiver, muté au Service Géographique de l’Armée, rue de Grenelle, ce qui lui permet de redevenir parisien et d’avoir quelques loisirs pour travailler un peu. Il est démobilisé en septembre et s’installe d’abord dans ce qui fut l’un des ateliers Delacroix, rue Visconti, puis rue de Bellechasse où il restera près de vingt ans.
L’analyse critique de la production de ces trois années la révèle seulement partagée entre deux tendances.
À l’évidence, sa vision s’est concentrée sur deux types d’approches. Si l’idéogramme reste le mode qui répond le mieux à ses exigences dans l’ordre du Signe – ce qui est le cas pour quelques-unes unes des couvertures du Bazaar (88), pour la plupart des annonces composées pour CCA, pour les affiches américaines de 1937,
SAY IT WITH TELEFLOWER, NEWSPAPER, WITH YOU EVERYWHERE , DOLE GEMS, WATCH THE FROG GO BY, SENSATION, des affiches française et italienne de 1938, AMBRE SOLAIRE et MOTTA – une autre tendance se fait jour, qui l’oriente dans une direction plus strictement figurative, que celle-ci révélât une incontestable influence surréaliste (89), ou qu’elle le conduisît à aborder le thème graphique d’une manière tendant vers l’expressivité (90).
Mais ce qui saute aux yeux c’est que les deux approches vont s’identifiant et se complétant, tant apparaît évidente son évolution vers l’expression d’un lyrisme pictural, objet de ses préoccupations d’alors. Et cela va si loin que, même en publicité – ce qui est tout à fait nouveau – il peut aller chercher au-delà du thème proposé les sources de son inspiration.
À cet égard, l’affiche américaine pour Ford est éloquente. En fait rien n’y repose sur le concept d’automobile, auquel le V8 n’est qu’une fort discrète allusion, mais sur le caractère insolite de cet œil immense, prétexte à développement pictural, dont Cassandre attendait qu’installé sur le bord des routes il produirait l’effet de surprise destiné à convaincre l’automobiliste de s’arrêter chez le premier concessionnaire Ford.
L’affiche NEWSPAPER n’est pas très éloignée de ce type de démarche, en ce qu’elle situe l’idéogramme dans un climat poétique qui l’éloigne sans doute de sa puissance d’évocation. On est évidemment loin de l’effacement du peintre derrière le télégraphiste qui se refusait à émettre ses propres messages !
Les compositions emblématiques très graphiques de cette période – certaines couvertures du Bazaar (91), l’annonce CCA DIVERSIFICATION où se retrouve sous un autre jour le style descriptif de LA ROCHE VASOUY et de ITALIA (92), l’affiche DOLE JUICE – sont quelques parenthèses dans cette suite assez uniforme.
L’année de la déclaration de la guerre, durant laquelle seule l’image de la propagande politique devait avoir droit de citer, marque le terme de l’activité de peintre d’affiche de Cassandre, les quelques autres, composées ultérieurement, se situant loin de ce qui fit de lui le grand affichiste des années vingt et trente.
Encore une fois au mépris de la chronologie stricte, il est intéressant de se référer à un texte de lui qui ne fut publié qu’en 1947 (93), mais qui donne son véritable éclairage à cette période qui s’achève :
« Je ne crois pas à l’art considéré comme un absolu. En vérité on peut faire n’importe quoi avec cet art.. »
« Mais depuis 150 ans on a voulu systématiquement faire de l’art, comme si l’intervention de la théorie ou de la volonté étaient les seuls éléments indispensables. Autrefois pourtant, il n’était question avant tout que d’habileté et d’adresse. » (94)
Le vrai drame c’est que le peintre n’a plus sa place dans la société. Il fait partie désormais des « maudits » ou des « histrions ». Personne d’ailleurs n’a plus sa place. Et Reverdy a fort bien dit : « Si les grands hommes de la Renaissance vivaient aujourd’hui, aucun d’eux ne serait peintre ».
« Chaque époque a son moyen de réalisation. A voir aujourd’hui avec quelle ferveur les peintres se précipitent vers la tapisserie, prouve qu’ils cherchent anxieusement une justification à leur existence. »
« Quant à moi, j’avais cru autrefois, sentir une vie intense dans la publicité et qu’elle permettait une intervention constante dans le déroulement des jours et de la société, qu’elle serait pour moi un moyen d’exprimer une certaine forme d’activité. »
« Malheureusement je me suis rendu compte peu à peu qu’elle était en fait uniquement dominée par des intérêts particuliers et qu’elle s’opposait à tout instant à la question propagande. Parfois il y aura coïncidence entre une forme assez satisfaisante du point de vue esthétique, et l’idée même de la propagande, mais c’est rare, et la publicité est tributaire de trop de nécessité dont le peintre doit tenir compte. Or, en matière d’art, on gagne contre les règles, ce qui n’est donc pas le pire. »
« Et la publicité en est réduite à se servir de l’art comme elle se sert d’autres moyens comme l’érotisme, etc. L’art ici est toujours la dupe. Et je me souviens de ce grand magasin de la 5ème avenue à New-York, où l’on voyait un service de table avec assiettes, lingerie, etc., comportant des fragments reproduits de toiles de Cézanne. Ce n’était là qu’un simple argument pour favoriser la vente. Et la bassesse de ce goût était bien équivalente à cette autre affiche qui a eu tant de succès en Amérique, et où l’on voyait un jeune ménage devant des W.C. perfectionnées cependant que la femme disait : « Enfin, maintenant, nous allons pouvoir recevoir des gens de la bonne société ».
« Si aujourd’hui j’ai à peu près abandonné la publicité pour me consacrer seulement à la peinture, c’est parce que j’étais ulcéré de cette constance confusion des valeurs qu’on ne peut guère empêcher dans l’état actuel des choses… Et je renonce à ce que j’avais cru un moment, c’est à dire qu’on pouvait se servir des moyens grossiers de l’affiche pour atteindre les fibres les plus profondes du spectateur, le toucher dans sa vie sensible et affective, éveiller son intellectualité. C’était sans doute trop demander. »
Henri Mouron, A.M.CASANDRE 1984.
Schirmer / Mosel Production
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CHAPITRE 4: DES MURS DE LA VILLE A LA CÉRÉMONIE THÉÂTRALE