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MEMENTO PAR A.M.CASSANDRE

Feuilles Mortes I   (1958-1966)

1958-    Les sots et les cuistres, satisfaits de leur stérilité, me reprochent souvent de ne pas aimer la vie...moi qui l’aime si passionnément ! En vérité je n’aime pas ce qu’ils veulent me faire prendre pour la vie : la leur.

Vivre ce n’est pas consommer aujourd'hui, en digérant hier : c’est PROJETER demain. C’est surtout accepter l’Inconnu, quelque tragique qu’il soit. Ceux qui ne vivent que la minute qui passe sont peut-être des dilettantes, malins et confortables - mais sûrement déjà des moribonds.

Ce qui fait la force irrésistible de la jeunesse c’est son inconscient et secret consentement de la mort. c’est ce consentement tacite qui lui confère son audace, sa témérité, et parfois son héroïsme. Avec l’âge ce consentement doit devenir lucide et serein - non parce que la mort est le consentement d’une vie éternelle, mais parce qu’elle est l'achèvement parfait de la vie et le but véritable de son accomplissement.

Mozart : « Comme la mort à y regarder de près est le vrai but final de la vie, je me suis , depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme, que son image non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais très apaisante, très consolante »...  

Ceux qui ne connaissent pas la fascinante tentation de la mort et l’épuisant combat qu’elle vous impose ne sauraient parler de la vie que bien légèrement.

 

1959-   Il y a une grande différence entre l’affirmation d’un art d’exception et la présence pudique, chaleureuse et presque invisible ( comme celle d’un être tendre) d’un art familier accordé à la vie quotidienne de l’homme. Le premier est toujours signification d’une grande passion- espoir ou désespoir - Le second ne saurait être que « le rappel discret d’un espoir «comme très justement Goethe le définit. (Ma constante ambition)

On n’a d’indulgence que pour ceux qu’on aime point. C’est peut être ce qui rend l’amour si difficile.

Rivarol : « L’indulgence pour ceux qu’on connait est bien plus rare que la pitié pour ceux qu’on ne connait pas. »

Toujours Rivarol : « Les esprits extraordinaires tiennent grand compte des choses communes et familières, et les esprits communs n’aiment et ne cherchent que les choses extraordinaires. »

Et Jules Renard : « Un grand poète n’a qu’à se servir des formes consacrées. Il faut laisser aux petits poètes le soucis des imprudences généreuses ! » Y bien réfléchir.

 

Difficulté d’accepter objectivement son âge. D’autant plus absurde que les avantages de la jeunesse n’ont plus pour vous qu’une saveur très diminuée.

Ce qui est difficile ce n’est pas de se faire aimer, mais bien d’aimer soi-même.

Dans ce monde féroce qui s’écroule avec un bruit de ferraille et d'explosions, un regard direct et sans clignements d’yeux sur la nature et ses vérités premières résonnerait sans doute comme le cri de joie d’un enfant. Mais pourrait-on encore l’entendre ?

Il semble vain de chercher les signes d’un langage, lorsque ce langage n’est plus Verbe, mais simple accumulation de mots.

Ils ont des yeux et ils ne voient pas; ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. Aujourd’hui le Christ ajouterait : ils ont une langue et ils ne la parlent pas...

1959- Les hommes d'aujourd'hui ne parlent plus : ils «causent». Comment pourrait-ils encore jouer la tragédie? Elle est essentiellement Parole - sonore, graphique et plastique. Et comment pourraient-ils encore s’entendre alors que le Logos n’est plus que logorrhée ? 

L’homme est si seul qu’il voudrait être entendu, -et il est si vain qu’il lui suffit de croire qu’il est écouté...par des gens qui ne l’entendent pas.

On ne peut participer à la vie d’une collectivité qui ne vous concerne point. Le vigneron aura beau se faire marin, il ne pourra cultiver sa vigne sur un bateau. Il faut bien qu’il reste sur la rive et fasse seul son ouvrage, en attendant que les marins aient envie de tirer une bordée et de boire un coup.

L’espace figuré est d’autant plus sensible que l’objet qu’il contient n’est pas tout à fait à sa mesure, à la même échelle. Il devient alors insolite, et substance poétiquement recevable. Au théâtre cette sur-proportion se retrouve dans la réalité plastique de l’acteur opposée à la figuration virtuelle d’un espace un peu plus petit que le voudrait la vraisemblance.

La vie privée...privée de quoi ?

 

1960- On ne devrait pas dire « ma vie » mais mes vies, car on en vit toujours plusieurs. Dans ces moments de dépression ou on glisse vers le néant et la négation de soi, il semble qu’une invisible blessure laisse s’écouler tout votre sang. En fait dans cette antichambre de la mort, c’est bien toute une vie qui vous quitte. Car, s’échappant de cette abîme, celle qui revient n’est pas la même. C’est une vie neuve, contenant l’Inconnu de demain, qu’il faut accepter, quelle qu’elle soit, en renonçant à celle d’hier.

Rester disponible pour recevoir ces vies successives, c’est sans doute la chose la plus difficile. Mais le vrai refus est celui de tout ce qui, passé, pourrait compromettre cette disponibilité; c’est celui d’une certaine lâcheté confortable qui sans doute peut nous épargner de nouvelles blessures, mais nous fait perdre, en même temps, notre faculté d’émerveillement, miraculeux privilège de l’enfance et du poète.

La résignation est neuf fois sur dix une lâcheté déguisée: un sursis que l’on demande à la mort.

Le seul don qui compte n’est pas celui qui vous soulage, mais celui qui vous dépouille.

De Mozart : «  J’ai pleuré…à quoi bon? J’ai du ensuite me consoler. Faites comme moi: pleurez, pleurez bien à fond, mais enfin consolez vous. Pensez que le Tout-Puissant à voulu cela; et que devrions-nous faire contre lui. »

Dans un bien vain prosélytisme j'ai passé les trois quarts de ma vie à essayer de convaincre des ignorants et des imbéciles. Je ne les ai pas convaincus et j'ai ainsi perdu un temps et une énergie que j'eus mieux fait d'employer à m'efforcer d'être moi­ même moins ignorant et moins sot.

De Simone : « Je déteste ce que j'obtiens , je n'aime que ce qu'on me donne . » 

- Moi aussi.

Un réalisme sans ombres ni lumières mais dans une haute et rigoureuse clarté qui aggrave la présence de l'objet, qui devient alors SIGNE REEL . Un signe de vie.

GIOTTO: chez lui l'ombre ne modèle pas, mais est une sorte d'appogiature qui accompagne le trait. Force singulière d'une écriture qui atteint la frontière du Réalisme sans jamais la franchir.

Repenser l'échelle de l'objet par rapport à l'espace fic­tif qui le contient. Sa sur-proportion doit être aussi efficace qu'au théâtre celle de l'acteur, qui lui confère sa monstruosité sacrée.

Lorsqu'un homme tire vanité du groupe auquel il appartient -clan, parti, province ou nation - c'est mauvais signe. C'est en général, qu'il ne lui est pas permis de se prévaloir de vertus personnelles.

La peinture abstraite pourrait bien être la plus exacte expression d'une collectivité d’où toute personne humaine est exclue, et, avec elle, Dieu. L'art du robot. Car l'imagination formelle de l 'homme est si limitée, que, privée de l'inépuisable répertoire de la nature, sa limite même devient une sorte de canon auquel se soumettent tous les peintres obligatoirement, et dans une si monotone uniformité. (Au reste tout chef d'oeu­vre a toujours été abstrait. Et autre chose aussi !) 

Il n'est rien de plus ennuyeux que l'extravagance. A force de vouloir à tout prix provoquer le scandale on finit simplement par engendrer l’ennui.

La seule imagination ne suffit pas à parcourir une étape de l’ouvrage. Il faut que cette étape soit parcourue dans sa forme matérielle et dans son geste manuel: faisant partie de  l'accomplissement elle ne saurait être éludée. Un peu de coura­ge S.V.P. !

De Derain: «...indispensable retour à la représentation lit­térale, la seule, contrairement à ce que l'on croit, qui puisse vraiment libérer valeurs de l'artiste et lui permettre, enfin de compte, de s'inventer lui-même. »

 

1960- Si j'ai toujours préféré l'aventure que m'offraient l'industrie, ses métiers, le théâtre,   c'est que j'espérais qu'en eux je trouverais encore un peu de vie, cette vie que je ne pouvais plus rencontrer dans les cimetières des marchands de tableaux, des « Salons », et des musées .

Aujourd 'hui, étranger au monde des artistes, ne faisant pas partie de celui de l'industrie ni du théâtre, je me trouve, à61ans, seul sur la route, sans passeport ni permis de séjour. Et j'ai passé l'âge des engagements dans la Légion 

Etrangère.

Lorsqu'on refuse tout on est tenté, tôt ou tard par le refus de soi-même. On se trouve alors dans les dispositions voulues pour entrer dans les ordres. Hélas! il n’y a plus aujourd’hui que du Désordre. 

J'ai toute ma vie été sollicité par deux dispositions innées: un besoin de perfection formelle qui m'imposait une oeuvre d'artisan conscient de ses devoirs comme de ses limites, et une soif ardente de lyrisme désireux de se libérer - Impul­sions contracditoires et difficilement conciliables de nos jours.

Car l'oeuvre lyrique d'un homme d 'aujourd'hui, conscient de son destin tragique, contient nécessairement sa blessure, son angoisse, son désespoir. Alors qu'un ouvrage d'artisan, signifiant par essence la joie de son accomplissement, ne sau­rait contenir qu 'une certitude de vie et de pérennité, une af­firmation d'optimisme sans la moindre ambiguïté.

Mais comment parvenir à cette sérénité souriante quand on a le coeur bouleversé ?

Une instinctive pudeur, peutêtre aussi le sentiment d 'un narcissisme trop complaisant, presque coupable, m'ont toujours interdit un lyrisme fondé sur mon désespoir - Et c'était le seul qui aujourd 'hui me semblait honnêtement possible .

Cette obstination des peintres d'aujourd'hui (ceux qui se disent "modernes") à vouloir systématiquement nier un passé dont ils portent en euxtoutes les hérédités, qu'ils le veuillent ou non, me semble inexplicable...sinon primaire. Je ne connais pas de fils refusant l'héritage de son père, sous prétexte que son cousin a inventé le moteur à explosion ou la machine-à-laver.

On tient rarement compte de l'ambivalence des autres, alors que l'on accepte la sienne avec une si complaisante 

indulgence !

Que m'importe si elle est détestablement l'une, puisque demain elle sera délicieusement l'autre !

1961- Singulière tendance des peintres dits modernes à limiter la peinture à ses seules vertus picturales. Il me semble que la priver de son contenu allusif et poétique qui élargissait tant son pouvoir d'attraction et de persuasion, c'est en même temps la priver de cette vertu qui en faisait un langage universel. Aucun de ces mêmes peintres ne penserait à limiter les vertus de l'automobile à la seule délectation mécanique.

Si les hommes peuvent supporter les cruautés de la vie ce n 'est pas en raison de leur patience ou de leur courage, mais sans doute parce qu'ils n'ont pas de mémoire.

De Vauvenargues : « Qui condamne l'activité condamne la fé­condité. Agir n'est autre chose que produire; chaque action est un nouvel être qui commence, et qui n'était pas. Plus nous agissons, plus nous produisons, plus nous vivons, car le sort des choses humaines est de ne pouvoir se maintenir que par une génération continuelle. » La seule vertu de Picasso: toutes ses oeuvres sont Actions.

La modénature d 'expression mathématique ne saurait être que la confirmation d'une exigence spontanée de la sensibilité. La Règle d'or ne fait que préciser la proportion idéale anté­rieurement pressentie par l'instinct: un moyen de vérification, non un système de composition, voué à la mort comme tout "sys­tème".

Toute la Nature semble obéir à une géométrie, dominée par le polygone. Géométrie invisible et secrète. A ce plan initial, et sans jamais s'en écarter, la Nature a superposé une forme palpitante mouvante où toute ligne droite disparait, niant ap­paremment cette structure tout en lui obéissant, l'affirmant en la cachant être vu sans se faire voir.

Cézanne voulait faire du Poussin d'après nature. C'était retrouver la vie. Ses suiveurs ne surent faire que de la nature d'après Cézanne. C'était chercher la mort: ils l’eurent.

Repartir de la vie...encore faudrait-il qu'il y ait des hommes qui vivent, non des robots qui fonctionnent. 

1962- Il n'est pour l'homme que deux conditions: accepter sa solitude et ses tristesses, ou supporter la vie conjugale et ses blessures. La première a pour seul avantage d'épargner à autrui les cruautés de la seconde.

C'est à la qualité des gens qui les servent que l'on re­connait les vrais chefs. Un chef ne commande pas, il suggère, et il est servi. Un contremaître commande et il n'est qu'obéi.

Etrange pouvoir de la vie. Alors que vous n'avez plus aucune raison de vivre, que plus rien ne justifie votre exis­tence, que toutes vos conclusions vous conduisent à la nésessi­té de la mort, que lucidement vous avez tout préparé pour que s'accomplisse ce qui ne vous semble plus qu'une banale forma­lité, une volonté mystérieuse, complètement étrangère à votre conscience, venant de je ne sais quel bas-fond de votre être, imprévisible mais impérative, vous empêche de faire le geste fatal et définitif, pourtant si simple. Et au lieu de prendre la dose mortelle, qui se trouve alors à la portée de votre main, vous absorbez...un soporifique .

Ceux qui parlent de la lâcheté du suicide sont des sots qui n'ont jamais tenté l'expérience et ignorent ce dont ils par­lent. Il est au contraire la plus grande, la plus difficile victoire sur une foncière et incommensurable lâcheté. (7 Mai 1961) Un ultime acte de foi.

Si les hommes acceptent l'absurde avilissement et la sordi­ de stérilité de leur vieillesse, son mensonge, ses simulacres et ses grimaces, ce n'est ni grandeur d'âme ni sagesse - mais simple obéissance à leur foncière et subconsciente lâcheté.

Pour ménager leur orgueil, leur amour-propre, leur dignité, ils baptisent cette obscure obéissance: oeuvre à terminer, de­ voir, courage, voire Dieu, que sais-je? Pour 99% Dieu est la plus commode des lâchetés, et le plus affreux des simulacres.

Les héros, s'ils sont jeunes, ne croient qu'à la vie et n'ont jamais pensé profondément à la mort, tant ils sont accapa­rés par la frénésie de leur vie .

Les autres acceptent l'éventualité fatale parce qu'ils sa­vent qu'un autre se chargera de leur épargner leur ultime lâ­cheté. Oh! Suicidés qui avez eu le courage d'aller jusqu'au bout de votre geste, comme je vous admire, et comme je vous envie, ce soir! ( 7 Mai 1961).

Je préfère donner mes ouvrages à ceux qui les aiment, que de les vendre à ceux qui les évaluent - Cela coûte cher !

1962- Je n 'ai jamais recherché que leur estime - et ils ne m 'ont donné que leurs douteux éloges.

Lorsqu 'on a des ennuis avec la vie on devient très ennu­yeux pour les gens qui n 'en ont pas.

Etrange que l'on puisse compter tant de gens pour vous empêcher de mourir et si peu pour vous aider à vivre.

I963- La chose seulement IMAGINEE pourra sans doute surprendre, étonner , voire intéresser; elle n 'aura jamais la ver­tu d 'émouvoir.

Seule la chose RESSENTIE possède ce don d 'émotion et donc de persuasion.

Ne pas  confondre "percution" et "persuasion". Picasso est percutant.

L 'égoïste en somme est un sot. Car se contentant des fugitifs plaisirs de recevoir, il se prive de la seule joie ré­elle: celle de donner .

En tout homme, dit-on, il y  a un cochon qui sommeille. On peut dire aussi qu 'en toute femme il y  a une putain qui s'igno­re •••ou qui fait semblant.

1964- Drieu La Rochelle : " L 'homme ne nait que pour mourir, et il n 'est jamais si vivant que lorsqu'il meurt. Mais sa vie n'a de sens que s'il la donne au lieu d'attendre qu 'elle lui soit reprise."

Du même: "Le neuf nait de l 'Ancien, de l'Ancien qui fut si Jeune !  "

1965- Mon grand péché fut toujours l'impatience , mon constant souci : une lutte contre la montre. Et pourtant je n 'ai jamais cessé de croire au vieil adage de Léonard: "L'Impatience, soeur de la Sottise, admire la brièveté ." Jamais plus actuel !

Du même Léonard : " La peinture va d'âge en âge déclinant et se perdant quand les peintres n'ont pour auteur que la pein­ture précédente" -(et eux-mêmes).

Ce qui pour lui ne voulait pas dire tout casser et repar­ tir à zéro, mais bien "continuer", perfectionner, pas faire.

On commence par "Etre:" - Ensuite on continue, enfin on re­commence. Le tout est de savoir si cela vaut encore la peine de recommencer ???

I7 Juin 1966- Je tente de me tuer.

Ier Juillet 1966. Les braves gens ! Ils ont maintenant la conscience tranquille, persuadés de m'avoir "sauvé la vie"

Une vie odieuse  pour moi et qu'ils me condamnent à vivre ainsi.

                             

La difficulté n'est pas de se tuer, mais bien de déjouer l'intervention intempestive de tous ces "braves gens" qui veulent absolument vous empêcher de mourir. Pourquoi ?

En bonne logique, ayant pris (très gratuitement) la respon­sabilité de vous faire poursuivre un séjour sur cette aimable planète, ils devraient au moins, ensuite, vous aider à vivre cette vie que vous refusiez mais qu'ils tiennent absolument à vous voir vivre...ne serait-ce que pour le petit confort de leur conscience.

O ! Ponce Pilate ! ( et complaisante lâcheté ! )

Septembre 1966. Mon unité me semble pulvérisée, brisée en mille morceaux , comme un verre, qui ne peut plus rien contenir. "Qu''importe le flacon..." c 'est bien joli, mais : s'il n 'y a plus de flacon ?

 

3 Octobre 1966. Au point où j'en suis, ayant totalement perdu toute volonté d'être, je devrais logiquement tenter une nouvelle fois de franchir la grande Frontière, avec maintenant les moyens et peut-être la certitude de réussir.

Mais quoi ? Quel est donc cet illusoire espoir qui se glisse en moi ?    Un tour du Destin ou plutôt du Malin pour prolonger mon séjour dans son enfer ? Indéfinissable espoir... l’espoir en rien du tout  absurde.

Peut-être une lâcheté ? ou seulement la peur de ne pas réussir : une seconde défaite plus ridicule que la première .

 

4 Octobre 1966. Je choisis la dérobade dans une Cure de Sommeil- en clinique.

Une nuit de 10 jours, si longue que l'on perd toute notion du Temps. Délicieuse parenthèse où l'on voit plus clair que dans le jour -   Clarté et non lumière. Dans la nuit noire­ "Cette obscure clarté qui tombe des étoiles..." Le vieux Corneille avait dû faire une cure de sommeil.

 

Novembre 1966. Hélas ! les "parenthèses" par définition ne durent pas. Cette clarté, voisine de l'émerveillement , fond comme neige au printemps.

 

Décembre 1966. Il y a des choses qu 'on donne ( ou qu 'on prend ), dans l'Eros .

Il y en a d'autres qu'on lègue, dans la mort.

Il y  en a aussi sans aucune valeur qu'on ne peut que dédier.

Je dédie ces feuilles déjà mortes mes amis, défaut de l'Autre que j'ai tant espérée et qui n 'est jamais venue.

Feuilles Mortes II   (1958-1966)

Janvier 1967. Vivre, c'est projeter. En "transit" c'est le sentiment obsédant que j'éprouve depuis ma tentative avortée du mois de Juin dernier. Chaque jour, un peu plus, je perds la conscience de ma vie devant l'incapacité, l'interdiction de toute projection vers l'avenir - même un avenir proche - que je sais limité par une fatale tentative d'évasion (réussie celle-là je l'espère) et qui m'obsède.

Mais qu'il est donc difficile de se résigner à mourir. Et pourtant la vie ne m 'apporte plus rien. Aurais-je donc à jamais perdu ce don d'émerveillement, cette ardeur parfois frénétique, qui me faisait "flamber" jusqu'à l'achèvement de l'ouvrage - quel qu'il fût ? Chaque jour m'en apporte la désespérante confirmation.

24 Janvier 1967. 66 ans viennent aujourd'hui de sonner à la pe­tite horloge de ma vie. Ce qui ne change pas grand chose ! 

La présence en moi de ces deux êtres contradictoires -  l'un vivant par les artifices de la pharmacie (quelques heures par jour !) et l'autre n'aspirant qu'à la mort - qui se livrent un perpétuel combat, m'épuise, et si j'en avais encore la force physique, me révolterait. C'est cet épuisement et cette impuissante (ou impossible) révolte, qui me pousseront un jour vers le néant. Mais quand ? Legendre me promet monts et merveilles de son traitement de protéines, mais ne commence toujours pas... Aurai-je la force d 'attendre encore ? Depuis le temps que je m'accro­che à ce dernier espoir j'y crois de moins en moins.

25 Janvier. Reverdy écrivait: " Le dégoût de créer devient insurmontable lorsqu'on a acquis l'amère certi­tude qu'aucun effort, même le plus patient, le plus désespéré, ne pourra plus aboutir à aucun progrès. " Lorsqu'on a atteint ce dégoût, comme je l'ai atteint, pro­longer sa vie devient simplement absurde. 

L'oeuvre d'art fut toujours pour moi une projection vers L'avenir, une force contenue qui se libérait, un acte, non une contemplation. C'est dans cette perspective que l'oeuvre (ou une grande partie de l'oeuvre ) de Picasso force l'admiration sans pour autant nous émouvoir. Peut- être parce que l'acte est trop délibérément visible ?

" Ars est celare artem " Il faudrait y bien réfléchir. La vie est un songe, dit-on. Il faudrait donc l'arrêter avant que le songe devienne cauchemar.

26 Janvier 67. Legendre m 'a téléphoné hier soir : il pourra en­ fin me faire ma première injection. Samedi ma tin. J'.ai accepté, bien que je ne pense pas que cela puisse changer quoi que ce soit aux problèmes insolubles qui sont devant moi. 

 

29 Janvier 67. Cette petite aiguille est entrée dans ma veine. Mais pourrai-je attendre 15 jours pour en ressentir les effets ? Aujourd'hui, dimanche, je me sens plus isolé que jamais. J'ai fait en vain le tour des amis que j'aurais pu atteindre. Aucun n'est là: le désert sans la moindre oasis. Le refuge de mon travail est fermé à clé et je suis incapable d'en fracturer la serrure. Aurai-je même la force de me tuer ? Même pas. Cette ridicule piqure a brisé ce qui me restait encore d 'énergie et de courage. 

Une défaite de plus. La mort en elle-même n'a rien de tragique. Ce sont les hommes et les médecins obnubilés et terrifiés par la souffrance qui l'accompagne (parfois) qui ont une fois de plus confondu la périphérie et le centre. Et la souffrance étant un aspect de la vie, c 'est cette vie qui est tragique et non la mort par laquel­le cesse toute souffrance.

Les médecins m 'ont sauvé la vie en m 'opérant de la vésicule biliaire, me faisant vivre ensuite une vie invivable. Une deu­xième fois mes gentils amis m'ont à nouveau sauvé la vie en me la rendant encore plus invivable.

Pour la troisième fois la médecine aujourd'hui tente de me sauver la vie en me proposant ce qui n'en sera sans doute qu'un simulacre à travers des cellules de veau ou de génisse ! (Je sais bien que Je suis placé ici, avenue René Coty, pour regarder passer les trains...)

Jusqu'à quand durera ce manège absurde et quand aurai-je le courage de le faire cesser ? Pourquoi la mort qui n'est que l'aboutissement le plus ba­nal de la vie, débarrassée de cette défroque tragique dont on l'affuble n'aurait-elle pas, comme la vie, une grande part d'hu­mour ? " Dramma Gioccoso ". Comme Mozart avait raison ! Car hon­nêtement combien de fois, moi comme tant d'autres, avons éprouvé l'envie de rire -plus que celui de pleurer- dans un enterrement ? La coutume paysanne du grand repas après les funérailles, où, au dessert , on se raconte , en se tapant sur les cuisses, toutes les '' bien bonnes " du défunt dans un immense éclat de rire , me plait infiniment. Ces gens-là ont pris conscience de la juste mesure de la mort.

 

30 Janvier. Je me persuade de "tenir" une huitaine de jours, ne serait-ce que par honnêteté vis à vis de Legendre. Mais que faire de ces longues journées, seul et sans travail possible ? Il eût fallu que je puisse partir en voyage , quitter cet appartement où je tourne en rond : un dépaysement sinon un bouleversement, une rupture en tout cas avec mon quotidien. Toutes choses impossibles faute d 'argent. Si l'argent ne fait pas le bonheur il évite en tout cas bien des emmerdements.

11 Mars. Six semaines aujourd'hui depuis cette piqûre. Six semaines d'attente stérile, d'inertie, dans une immense fatigue physique . Et pourquoi ?

13 Mars.  La vie d 'un homme c'est si peu de chose ! Le fil de la mienne s'est rompu il y aura bientôt quatre ans, et je ne parviens pas à renouer les deux bouts. En bonne logique j'aurais dû être tué ce jour-là par cet imbécile qui, médiocre agent d 'as­surance, s'est contenté de m'estropier médiocrement, sans se douter qu'avec ma jambe il brisait aussi le fil de ma vie. Le monde doit être plein d'assassins inconscients jouissants d'une très paisible conscience. Les caprices du destin sont imprévisi­bles et d'une cruelle ironie: car un an après, jour pour jour, le 15 Juillet 1964, le mari de la pompiste blessée en même temps que moi mourait brusquement d 'un arrêt du coeur...

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